Accord UE-Turquie du 18 mars 2016: une réponse fragile, ambigüe et partielle à la question migratoire
Interact
La très forte augmentation du nombre de réfugiés en provenance du Levant prend un tour aigu à l’automne 2015 et à l’hiver 2015-2016. De fait, en 2015, la Grèce a accueilli 857 000 migrants par la mer, soit 80% du million de migrants entrés sur le territoire de l’UE par la voie maritime. Les déterminants de ce mouvement massif sont connus: l’intensification de la guerre en Syrie et la situation en Irak aux prises avec Daech, la dégradation de la situation des réfugiés dans les pays voisins, la déclaration de la chancelière allemande à l’été 2015, l’activité grandissante des réseaux de passeurs et le positionnement de la Turquie comme carrefour migratoire. Un plan d’action convenu avec la Turquie le 29 novembre 2015, pour l’inciter à mieux contrôler les départs depuis ses côtes, n’avait pas produit de résultats suffisants. Les arrivées sur les îles grecques de la mer Egée se maintenaient à un niveau élevé. Or, la fermeture progressive de leurs frontières par les pays de la route des Balkans à compter de février privait ce flux massif de débouché et exposait la Grèce à une crise humanitaire de grande ampleur. La signature de l’accord est intervenue sur fond de polémiques et d’inquiétudes: soupçons à l’égard de négociations influencées par l’Allemagne, reproche de céder au chantage de la Turquie en matière de "contreparties politiques" alors même que la situation des droits fondamentaux dans ce pays ne cesse de se dégrader, critique du principe d’un renvoi en Turquie de tous les migrants arrivés après le 20 mars, y compris ceux potentiellement éligibles à l’asile, critique également de l’échange de réfugiés syriens contre d’autres dans le cadre du programme dit "1 pour 1", soustraction de l’accord à l’approbation du Parlement européen malgré ses conséquences budgétaires. Le nombre des arrivées irrégulières sur les îles grecques a enregistré une diminution drastique, passant de plus de 2 000 par jour en février à 50 par jour au printemps. L’accord contribue à améliorer la situation des réfugiés en Turquie grâce à l’aide financière européenne. Cette aide permettra des améliorations concrètes dans le quotidien des réfugiés, qu’il s’agisse de scolarisation, de santé, d’accès à l’eau et d’assainissement. Alors que plus de 20 000 migrants seraient arrivés irrégulièrement dans les îles depuis le 20 mars, seuls 633 d’entre eux ont été renvoyés vers la Turquie au 7 octobre, dont aucun à la suite d’une décision d’irrecevabilité à l’asile. Cette situation tient non seulement à l’engorgement du service grec de l’asile, confronté à une explosion des demandes puisque la plupart des arrivants demandent désormais l’asile en Grèce, mais aussi à la réticence du système d’asile grec à considérer que la Turquie constitue un "pays tiers sûr" pour les migrants renvoyés. Il subsiste en outre des doutes sur la réalité de l’accès des migrants à la procédure de demande d’asile et sur le contenu réel de la protection accordée. Les Syriens (2,7 millions sur les 3,1 millions de réfugiés en Turquie) bénéficient toutefois d’un régime plus favorable censé équivaloir à celui garanti par la Convention de Genève. Malgré une accélération ces derniers mois ce nombre reste encore fort modeste au regard du volume de réinstallations envisagé dans le cadre de l’accord. La conséquence du retard dans le traitement des demandes d’asile et du faible nombre de renvois qui en découle est le maintien d’un grand nombre de migrants dans les hotspots dans des conditions matérielles très précaires. Une autre fragilité est la porosité des frontières et la persistance des passages, aussi bien entre les hotspots et le continent qu’aux frontières terrestres turco-grecque, turco-bulgare et gréco-macédonienne, qui, via l’information diffusée par les passeurs, contribuent à entretenir les flux de départs depuis la Turquie. Ces brèches démontrent la vitalité de réseaux de trafiquants et pourraient être mises à profit en cas de signal donné à une réactivation des flux. Concernant le processus d’adhésion, des avancées formelles ont été enregistrées mais la dérive autoritaire du régime, accentuée depuis le coup d’Etat manqué du 15 juillet dernier, pose la question de sa légitimité. En matière de visas, malgré des progrès rapides de la Turquie pour respecter la feuille de route, cinq critères restent à satisfaire, dont l’un, celui sur la loi anti-terroriste, constitue un point de blocage. S’il est dans notre intérêt de conserver cet accord, nous devons continuer à tenir à la Turquie un discours ferme et sans ambiguïté sur nos valeurs et notre attachement à la démocratie, au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il est dès lors exclu d’accepter des accommodements en ce qui concerne les critères définis pour les visas, notamment s’agissant de la lutte anti-terroriste. Sur les négociations d’élargissement, il est dans notre intérêt de maintenir les enceintes de discussion qu’elles comportent et qui justement peuvent permettre d’aborder les questions sensibles. Il est urgent de conforter la mise en oeuvre de l’accord côté grec, notamment par une aide au déblocage du traitement des demandes d’asile dans les hotspots; par un soutien financier aux retours volontaires, dès lors que les migrants arrivant actuellement sont surtout des migrants économiques; par un renforcement sensible de la protection des frontières maritimes et terrestres en Grèce. En complément de l’accord, conforter le soutien apporté à la Grèce: par l'accélération de la mise en oeuvre des relocalisations pour les demandeurs d’asile concernés "d’avant le 20 mars"; par la mise en oeuvre rapide de l’aide humanitaire prévue pour aider la Grèce à gérer les 46 000 migrants accueillis avant le 20 mars sur son territoire; la question des mineurs isolés appelle la mise au point de solutions adaptées; par la prise en compte de la situation de crise humanitaire dans laquelle la Grèce se trouve pour la renégociation de sa dette. La mission appelle de ses voeux la mise en place d’une politique européenne cohérente et ambitieuse, fondée sur des partenariats avec les pays tiers et prévoyant un soutien significatif au développement économique dans les pays sources, la mise en place de voies légales de migration et une véritable mobilisation contre les réseaux de trafiquants et de passeurs.